Portrait d’enfant
Dessiner le portrait d’un être cher ou de quelqu’un que j’admire est toujours un processus enrichissant et thérapeutique. Chaque couche est porteuse d’une émotion, consciemment ou inconsciemment. Je ne saurais l’expliquer avec un regard rationnel, c’est impossible. Mais lorsque j’ai ressenti le besoin de faire l’autoportrait de la petite fille de six ans en moi, j’étais loin de me douter de la charge émotive qui l’accompagnerait. Le sujet d’une toile me vient toujours intuitivement, je ne le choisi pas avec ma tête mais le ressent plutôt comme un puissant élan. Alors quand est apparu l’appel de dessiner mon portrait, j’ai résisté, procrastiné et dévié mon attention sur d’autres projets. Mais l’idée persistait et m’agaçait, j’ai donc débuté la toile pour finalement l’abandonner au bout de quelques jours. Mais qu’est-ce qui pouvait bien m’agacer autant? Qu’est-ce qui m’empêchait de connecter avec cette partie de moi?
Les semaines, les mois ont passé et un bon matin, j’ai repris une toile vierge plus petite que l’originale et j’ai plongé. J’aime beaucoup cette photo prise alors que je commençais à peine mon entrée à l’école. Née au mois d’octobre, je n’avais pas encore tout à fait 6 ans puisque les photos scolaires avaient toujours lieu en septembre. Mais je me sentais grande et très heureuse d’aller enfin à l’école. Je portais une petite robe que m’avait confectionnée ma grand-mère et ma mère avait coiffé mes cheveux rebelles. Dès que j’ai tracé les premières lignes de contours, j’ai senti qu’elle avait quelque chose à me raconter. J’avançais lentement, prenant tout mon temps, la peur de la laisser s’exprimer guidait mes pas. Le bleu c’est imposé très rapidement et cette couleur m’a apaisée, je pouvais faire confiance au processus, j’étais sur la bonne voie. L’expérience était très différente de quand je fais le portrait de ma grand-mère par exemple, une femme que j’aime inconditionnellement. Dans un tel cas, le geste s’exprime librement, sans retenue. Hélas, mon regard sur moi-même n’était pas tout à fait de la même nature.
Je traite toujours l’arrière-plan de mes portraits comme une expression de l’histoire du sujet. Mais qu’est-ce qu’une petite fille de 6 ans pouvait bien avoir à raconter? Beaucoup de choses croyez-moi! Déjà à cet âge, la vie nous fait cadeau d’un bagage d’expérience qui du haut de notre regard d’adulte paraissent souvent anodins et insignifiants mais si marquants dans le cœur d’un enfant. J’ai écouté ses paroles se mêler aux miennes et ressentir toute l’angoisse qui l’habitait. L’été qui venait de se terminer était marqué d’un traumatisme depuis que mon petit frère avait été amené d’urgence à l’hôpital par ambulance. Lorsqu’il fut de retour à la maison quelques jours plus tard, j’entendais les adultes raconter qu’il avait failli mourir. Je regardais ce bébé souriant et j’étais dans l’incompréhension totale. J’avais vu les convulsions, j’avais vu la panique dans les yeux de mes parents, j’avais vu mon père courir vers l’ambulance avec mon frère puis disparaître sous le son des sirènes… C’était trop, trop d’émotions, trop d’action, trop de questions sans réponses, il valait mieux oublier tout ça.
Le motif de feuilles qui encapsule les paroles vient déposer un baume sur ses peurs et ses angoisses. La nature a toujours été apaisante et nécessaire à mon bien-être, elle fait partie de ma médecine personnelle. Pas surprenant que la figure de la feuille est apparue instinctivement, sans réfléchir. L’ajout d’une couche de couleur autour des feuilles vient camoufler une part de l’anxiété, enfouit profondément. J’ai longtemps cru que ce camouflage me protégerait des dangers de la vie, des souffrances, alors qu’en fait, il me paralysait. C’est là que ma curiosité est venu à mon secours, si j’investiguais davantage ces soi-disant dangers, ces souffrances et que je leur laissais la place nécessaire pour enfin s’exprimer.
C’est en partie ce qu’elle avait à me raconter à travers ce tableau et je la remercie. Parce que toute souffrance jetée aux oubliettes, ne demande qu’à en ressortir un jour ou l’autre. Mais si inconfortable soit-il, mettre en lumière nos blessures nous guérit et guérit le monde dans lequel on vit. J’aime beaucoup ces paroles de Serge Fiori « On a mis quelqu’un au monde, on devrait peut-être l’écouter », et si on écoutait d’abord cet enfant blessé qui vit en nous, nous serions peut-être mieux disposés à écouter les autres.