- Antoine de Saint-Exupéry -
Malgré l’effervescence du printemps qui apporte avec lui l’espoir d’un renouveau, forcé d’admettre que nous sommes toujours en pleine crise épidémiologique. Au fil des semaines je constate à quel point la pandémie nous mène tous là où l’on est rendu intérieurement. Elle nous met face à nos propres blessures, nos peurs et nos colères refoulées. Les manifestations qui se sont succédé dans le monde au cours des derniers mois en témoigne. Que nous soyons d’accord ou non avec ces motifs de rébellion, je pense que nous avons tous le devoir d’observer nos propres batailles intérieures. Installé à ma table de création je perçois toute cette charge émotive, ce chaos que je tente d’exprimer le plus objectivement possible, sans taire ma vérité.
Tandis que mon pinceau glisse sur les fibres du papier, j’observe à quel point la matière se transforme et se façonne. Ce papier de coton qui boit les pigments et l’eau que j’y applique, provient d’un processus complexe de transformation avant d’atterrir sur ma table. Alors je m’efforce de lui rendre justice en peignant au meilleur de ma capacité pour lui faire honneur. C’est épatant comme tout se transforme rapidement autour de nous, la matière, la nature et ses écosystèmes, la VIE est en perpétuelle transformation. Alors pourquoi avons-nous tant de résistance face aux changements, à l’accepter et s’y adapter? Nous voudrions tant que la situation change, que l’autre change sans avoir à changer soi-même, à s’investir et s’impliquer dans ce changement. En temps de pandémie, ne sous-estimons pas la portée de chaque petit geste individuel qui ont un réel impact sur le bien collectif, c’est aussi ça faire preuve de conscience sociale.
Plus j’évolue comme artiste, plus j’accorde de l’importance au processus de création lui-même qu’à l’œuvre finale. J’ai récemment poussé l’expérience davantage en me limitant uniquement à l’étape de l’esquisse, sans attentes. En réponse à ma fièvre printanière, j’ai garni mon atelier de bouquets de tulipes et je me suis mise rapidement au travail. De semaine en semaine, je me suis appliqué à dessiner ces fleurs jusqu’à ce que ma main en mémorise chaque trait, chaque nuance. Je ne peux vous dire le nombre de croquis que j’ai réalisé, je ne les compte plus. Ce processus m’a procuré beaucoup de bonheur et engendré de belles découvertes. J’ai renoué avec la fluidité de l’esquisse, la rapidité d’exécution et l’urgence de transmettre une émotion par le trait. D’abord pressé par la courte vie des fleurs coupées, j’avais sous-estimé la beauté de leur état fané qui s’est avéré être la plus belle et la plus inspirante des phases. Dommage que notre société n’accorde pas plus de valeur à notre vulnérabilité, elle a tellement à nous apprendre.
Maintenant que tous ces bouquets ne sont plus qu’un souvenir fané, leur essence reste vivante à travers mes dessins et continue d’influencer mon art. Je suis actuellement dans une saison de ma vie où le vent se lève parfois brusquement et le sol tremble sans préavis. J’enfile mon imperméable, mes bottes de randonnée et j’avance consciemment, poursuivant mon ascension une marche à la fois. J’accueille les deuils et les déceptions en assumant ce qui ne me convient plus et admettre ce qui ne résonne plus en moi. Même si le passage d’une marche à l’autre est parfois exécuté maladroitement et difficilement, je célèbre mon courage d’oser. Une chose que les fleurs m’ont transmise au fil des semaines est la valeur de la fragilité, la nature éphémère des liens qui nous unissent ainsi que l’importance du détachement. Vous dires combien ces atouts sont devenus fondamentaux dans ma vie alors que le courage côtoie la peur et le lâcher prise mesure le poids de la déception.
Tous ces croquis ont aiguisé davantage mon sens de l’observation et dégourdi l’emprise sur mon crayon. En libérant le mouvement de toute rigidité et de toute attente, ma pratique est passée d’une démarche très mentale à une démarche physiquement incarnée. De jour en jour, j’ai détendu le geste en explorant différentes énergies, sans craindre le ridicule. Quotidiennement j’ai accueilli l’inconfort sans interrompre le geste et l’élan de création, ce qui fut très libérateur et rafraichissant. L’inconfort devenait la porte d’entrée à la guérison et l’expression de soi. Désormais, lorsque l’inconfort surgit je me pose la question suivante: comment puis-je grandir de cette épreuve?
Puissions grandir ensemble pour un jour se retrouver d’âme à âme le coeur en paix dans un corps sain. D’ici là, j’enfile mes lunettes de discernement et espère un été plus sécuritaire et conscientisé.
- Thomas Van Boghoute -